Je l’ai trouvé. Le château.
Celui que nous devrions tous reconstruire.
Le château de notre enfance.
Chaque jour est une tentative de réédification. De mes mains, je bâtis les fondations du château. Assembler les fragments, le coeur est le ciment.
Les fragments sont ceux de ma vie, toutes ces vies à attacher ensemble, en cet instant, celles vécues, et celles, possibles, infiniment possibles… impossibles à abandonner, surtout, là, sous les décombres.
Les fragments sont ceux d’un miroir brisé au mille visages, impossible à dissimuler.
Je recolle un petit peu chaque jour ces morceaux volés en éclats dans les affres du temps qui passe, de l’inaccompli, des trahisons et des compromis contraints.
Peu à peu, je les libère de leur tombeau de poussières, comme font les archéologues pour restaurer une fresque antique et millénaire.
Alors, je vois apparaître la beauté disparue, Eden de l’enfance, Paradis des promesses enfouies, ces visages, flous, ces vestiges et vertiges de mes rêves d’adolescente…
Et mes amours tenues secrètes aux confins des nuits, promesses évanouies dans un parfum de roses anciennes…
Où sont-elles allées ?
Ces promesses, par milliers, à moi-même, à sauver des ruines.
Dans ce château, je ne risque plus rien. Et les tempêtes, et les marées, et les naufrages peuvent bien s’abattre sur moi.
Si nous pouvions tous rebâtir nos châteaux, alors nous serions protégés contre vents, marées, tempêtes et naufrages du monde.
La tentation est grande aujourd’hui de préférer aux châteaux les forteresses. La forteresse est à elle-même un danger, ses murs sont pétris de peur, ses pierres suintent les larmes d’une tristesse infinie… La solitude est leur étendard, l’individualisme s’y déguise en diable. Alors, chacun se trouve prisonnier dans sa propre forteresse. Seul, terriblement seul dans la forteresse du monde capital.
Mon château ne sera jamais une forteresse. Mon château sera celui d’un prince décadent, d’un autre siècle, mon château sera ouvert aux quatre vents. Oui dans mon château, je vis solitaire mais jamais seule, avec ces fantômes là, et avec les icônes de mes âmes soeurs en Poésie, avec la lumière qui inonde les fenêtres comme un phare dans les ténèbres. Mon château est ouvert aux âmes qui verront la lumière, à l’étrange comme à l’étranger. Mon château peut-être assailli, il est dépourvu de meurtrières pour se protéger des meurtrissures.
Dans mon château de poète, j’ai invité une princesse… Et de ma plus haute tour, je la guette… et je sais que cette attente durera des siècles, une éternité. Cette histoire est vraie, je l’ai inventée, depuis des semaines et des semaines.
Et puis, par hasard, j’ai trouvé le château, paradis perdu dans sa contrée la Nostalgie, hanté par un poète. Il surplombe l’Adriatique.
C’est le château de Duino.
C’est l’histoire vraie d’une princesse, une vraie, qui est amoureuse d’un poète. Ce poète s’appelle Rainer, il est âgé de 35 ans, il est perdu dans ses tourments. Dans une quête forcenée de l’indicible, il vagabonde élégamment dans les nobles constellations de la Mittle Europa. Il trouve refuge auprès de la princesse qui l’invite dans son château, là, ouvert aux quatre vents, le château surplombe l’étendue de mer argentée de l’Adriatique.
C’est ce jour-là, de désarroi, que Rainer réveille l’âme du château.
À l’heure divine, seule l’étendue infinie de l’Adriatique est à la mesure des yeux du poète, bleus azur, eux aussi, pour abriter la beauté de son chant.
La princesse, la vraie, Marie de Tour et Taxis, a raconté cette rencontre là :
`Une grande tristesse le submergeait… Un jour, il reçut, de bonne heure, une ennuyeuse lettre d’affaires. Il voulut l’expédier rapidement… Dehors, la bora soufflait avec violence, mais le soleil brillait, la mer était d’un bleu lumineux comme couvert de fils d’argent. Rilke descendit vers les bastions (…) reliés au château par un étroit sentier. Les rochers tombent ici à pic, sur 200 pieds de profondeur, jusqu’à la mer. Rilke montait et descendait, plongé dans ses pensées… Tout à coup, au milieu de ses songeries, il s’arrêta… car il avait l’impression que, dans le grondement de la tempête, une voix lui criait: `Qui donc dans les ordres des anges m’entendrait si je criais?´… L’oreille tendue, il s’arrêta. `Qu’est-ce que c’est?´, chuchota-t-il à mi-voix… `Qu’est-ce qui vient?´ Il prit son carnet qu’il avait toujours avec lui, et nota rapidement ces mots et, aussitôt après, quelques autres qui se formaient sans qu’il y participât. Qui venait?… Il le savait maintenant: le dieu… Très calmement, il monta de nouveau dans sa chambre, mit de côté son carnet et expédia sa lettre d’affaires. Le soir, toute l’élégie était écrite.´
«Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel Ordnungen ?»
Il faut bien un château de princesse amoureuse, par-dessus les mers et dans la tempête, oui, un château perché sur une falaise, pour qu’un poète rencontre un ange.
Le château de Duino, c’est le dernier lieu où a résonné le chant du cygne du poète. Le château de Duino c’est peut-être notre âme à restaurer, nos idéaux, une Europe, un monde capable d’abriter le chant ultime du poète rêveur et solitaire.
Et je tiens, entre mes mains, ces Élégies. La première déchirure de ce cri de l’ange :
Plus tard, je découvre dans une lettre adressée à l’autre, poétesse de l’âme, Marina Tsvetaeva, à propos des Élégies :
“Comme tout cela guérit, les fragments antérieurs, avec leurs cassures déjà un peu usées, si intimement ajustés au nouveau, brûlant, et se reprenant à brûler eux-mêmes dans une osmose si infinie que la jointure nulle part ne fut visible !”
Je découvris ce château, ce cri de l’ange, révélation orphique, bien après mon entreprise d’assemblage des fragments.
Je crois que nous empruntons tous des chemins déjà foulés par les pas de géants des princes d’un autre temps…
Nous devrions tous ériger nos châteaux de Duino.
Un jour, mon prince-poète, Rainer, un jour, je te retrouverai, là sur les bords de la falaise, prise de vertige dans le Château ouvert aux quatre vents. Le Château de Duino.