11:53, le 17 mars 2020. Dernier pillage de Printemps.

11:53, le 17 mars 2020. Dernier pillage de Printemps.

Tout est là, dans cette image, dans cette magie.

Avant de m’enfermer ici, confinée entre les murs, j’ai emporté avec moi la beauté de la nature, l’éclat de la beauté de la floraison printanière.

Dehors, je me suis enivrée de ce que j’aime le plus au monde : la nature, en ma saison favorite, le printemps.

Au printemps, tout éclos. C’est l’amour naissant. La renaissance. Innamoramento. Risorgimento. De tout. J’ai envie de tout prendre dans mes bras, de tout sentir, de tout garder, avant mon départ, avant d’obéir à l’injonction de l’enfermement. 

Je marche, je respire, je regarde, je m’allonge, je respire, je ferme les yeux. Je suis amoureuse folle, de tout, de cette herbe haute, folle, comme moi – de cette foule de marguerites qui détonne dans le désert humain. Seule parmi elles, je m’allonge avec elles… Et tout autour les chants épars des oiseaux. Je m’approche de la fontaine, de sa source, de ses flots, comme, les vagues, intraitables, qui se déchaîneront sans trêve, pendant notre absence.  

Le destin joue des tours d’ironie. Rentrer chez soi quand la nature éclos. 

Laisser le printemps s’épanouir en paix.

Je suis dans le parc. Maintenant, je pourrais être la dernière femme du monde, là. 

Pas encore. J’aperçois des silhouettes qui se tiennent à distance, qui poursuivent leur chemin solitaire, chacune veut se saisir de sa part de beauté, de sa part d’ivresse printanière, tant qu’il est encore temps.

Chacun rase des murs invisibles, la tête haute vers le ciel, amoureux solitaire de la beauté parmi les étendues, la tête basse vers les pieds, à l’abri des regards adverses, passagers clandestins sur un territoire banni. 

Comme si la Nature, hôte rare et de prestige, nous faisait l’honneur de nous inviter chez elle. 

Nous sommes alors pris d’un vertige d’enfance, de frissons délicieux, ce goût de fruit défendu mêlé de peur et d’excitation. Ouvrir la porte de la chambre interdite au fond du couloir sombre. 

Enfants de choeur, nous entrons dans notre cachette en silence, sur la pointe des pieds, pour ne pas interrompre notre hôte. Misérables – nous découvrons ébahis la beauté d’un Palais. 

Orphelins. Elle, la Nature, ne nous appartient plus. 

Nous deviendrons de nouveaux explorateurs de la sauvagerie du monde, terre promise, comme pour le premier homme.

Midi approche. Heure du confinement, décrétée. Je savoure et prolonge ces secondes, dernières gouttes de liberté. 

Je me prélasse sur l’herbe, à l’abri de mes rois protecteurs, les pins parasols, je ferme les yeux, j’écoute, je les ouvre pour jeter un dernier coup d’oeil sur les branches qui décorent un ciel d’azur infini. 

Et de la ville, je les entends, les cloches sonner. Midi, heure du confinement, ce jour-là, en France.

Je ne rentre pas tout de suite, non, cet instinct de l’enfance refait surface, braver l’interdit, encore, pour grappiller les vestiges du temps d’avant, quelques billes, quelques minutes, quelques marguerites dans ma besace. Pilleuse de poésie.

C’est la dernière fois, c’est promis.

 J’ouvre le livre du poète. Je lis quelques lignes au hasard des pages… 

“Le futur n’existe pas dans l’enfance. Il n’existe pas plus dans l’enfance que dans le sommeil ou l’amour. Il n’y a ni futur, ni passé dans la vie. Il n’y a que du présent, qu’une hémorragie éternelle du présent. L’attente de Dieu, c’est déjà Dieu tout entier.”*

Je referme le livre sur ces paroles, miraculeuses, en cet instant décisif.


  • Christian Bobin. La part manquante.

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